Le retail media, nouvelle icône de la publicité en ligne ?
Alors que 2022 fut une année d’expérimentations et d’innovations, notamment avec l’application de la loi Climat et Résilience, dont Oui Pub fait partie (55% des Français veulent continuer de recevoir leurs catalogues papier), 2023 devrait être celle de l’inflation et potentiellement de la récession. Le marché publicitaire en porte déjà les stigmates puisqu’il se contracte de 0,7 % quand le digital peine à +3% vs le T1 2022.
Malgré les licenciements qui s’enchaînent dans le secteur, la Big Tech ne connaît pas la crise (tout juste un ralentissement), et le duopole Alphabet (Google) et Meta (Facebook) devrait encore régner sur le marché de la publicité en ligne (67 % de la publicité en ligne dans le monde et 42 % du marché total en 2021), même s’il est de plus en plus concurrencé par Amazon (la pub représente 7% de ses revenus en 2022) et compte de nouveaux adversaires avec Netflix et Apple.
Avec l’arrivée – maintes fois reportée – du cookieless, les données first party – et la data en général – ainsi que le ciblage contextuel sont promis à un bel avenir : le retail media, en plein boom (9 milliards d’euros, soit 8% du marché global), devrait largement profiter au e-commerce dont la part de marché ne cesse d’augmenter.
Les nouveaux comportements et attentes des consommateurs – e-commerce, streaming, livraisons à domicile, responsabilité, etc. – confirment ces signaux faibles et l’évolution des investissements médias observés d’année en année.
Quelles sont les grandes mutations du secteur de l’achat média ? Comment les agences et l’écosystème s’adaptent-ils ? Le retail media sera-t-elle la nouvelle figure de proue du média digital ? Notre panel d’experts issus des agences médias et acteurs du secteur de l’achat média nous livrent leurs observations et intuitions pour 2023.
Un contexte en perpétuelle mutation
Ces derniers mois, le secteur avance entre expérimentations, reports et réglementations et s’adapte continuellement, notamment face à l’arrivée et l’évolution constante des nouvelles technologies. Depuis peu, et de l’aveu même de Thomas Jamet, président de l’UDECAM et CEO IPG Mediabrands, ce sont les approches cookieless et algorithmiques qui nécessitent de plus en plus d’optimisation. Les agences média endossent de plus en plus leur cape de partenaire business quand elles restaient jusqu’alors sur une approche très orientée micro-ciblage. Ce nouveau paradigme les amène à “accompagner (leurs) clients sur la bonne utilisation de leurs assets (optimisations de sites, Conversion Rate Optimization…), avec un retour de l’approche content qui reste une variable d’ajustement majeure dans l’équation de la performance… elle-même de plus en plus tournée vers un nouvel indicateur qu’est l’attention”, explique le président représentant 92% du marché des agences média.
Parmi les grandes mutations à l’oeuvre au sein de l’industrie, Stanislas Albin, media strategy director chez Jellyfish, observe également l’utilisation croissante de l’Intelligence Artificielle dans l’optimisation de l’efficacité des budgets des annonceurs, comme Performance Max de Google ou Advantage + de Meta : “Ces solutions automatisées ont un réel impact positif dans l’atteinte de leurs objectifs”, observe-t-il. En outre, “avec le renforcement des règles autour de la data privacy et la valeur que représente les données loguées exponentiellement croissante des grandes plateformes, on constate une tendance de celles-ci à contrôler (et monétiser) leurs offres en vase clos”.
Thomas Quelin, digital marketing VP d’Artefact, estime ainsi que “plus que jamais”, les grandes plateformes (80% des investissements publicitaires), dictent le rythme de l’innovation en matière d’achat média digital : “La tendance principale est à l’automatisation via la concentration au sein d’une même campagne d’une multiplicité de formats donnant accès à un large inventaire (ex: Pmax chez Google). Priorité est donc donnée à la performance et à l’atteinte des KPIs, au détriment de la visibilité sur les inventaires et les audiences adressées. Mêmes si ces nouveaux formats ont été largement testés par les marques (hormis certaines marques de luxe), on peut légitimement se poser la question : si toutes les marques adoptent à terme ces formats automatisés, comment sortir du statu quo, et faire mieux que ses concurrents ?”
Artefact explique ainsi explorer les opportunités offertes par les IA génératives, grâce à l’aide de ses data scientists. “L’objectif est d’identifier un maximum de cas d’usages intégrant des données non structurées, non encore intégrées par les plateformes pour générer de la performance additionnelle pour nos clients. Nous sommes par exemple en test sur l’enrichissement d’un format Search que nous A/B testons avec les formats traditionnels.”
Du côté de Jellyfish, on constate également une diversification des placements publicitaires au sein de chaque plateforme : “Alors qu’hier Google vendait du Search et Facebook du Display, aujourd’hui les grands walled gardens proposent aux annonceurs de se positionner à la fois sur du search, du display, et de la vidéo (c’est le cas de Google, Meta, Amazon, TikTok et Linkedin). On passe d’une gestion des canaux publicitaires à une gestion où la plateforme est au centre.”
Ce qui fait dire à Emmanuel Crego, directeur général de Values Media, que le sujet central et en pleine émergence depuis peu est celui de la « data collaboration » first party entre annonceurs et médias, rendue possible grâce aux clean-rooms. À la clé ? “Davantage de possibilités et plus de cohérence pour les annonceurs en termes de ciblage.”
Et cela n’a rien d’anodin, c’est même “une révolution culturelle” estime Emmanuel Crego : “Pendant près de 15 ans, les médias ont gardé jalousement leurs segments d’audience, utilisables uniquement sur leurs sites propriétaires afin d’y apporter une différenciation concurrentielle. Donc des silos étanches, non opérables d’un groupe média à un autre. Aujourd’hui, davantage de collaboration est possible entre annonceurs et éditeurs, ces derniers étant plus ouverts que dans le passé sur des partenariats datas, et pas uniquement médias.”
Une approche qui permet d’unifier les segments d’audience en digital, mais aussi avec l’offline (TY segmentée, DOOH, audio, etc.) pour des cas d’usage multiples et personnalisés selon la problématique de l’annonceur, pointe le DG de l’agence adtech. La programmatique devient ainsi le levier idéal pour exploiter cette data avec une valeur ajoutée plus importante qu’auparavant, “c’est donc une très bonne nouvelle…”
Pour Christophe Le Marchand, directeur général de CoSpirit Commerce, “la data des distributeurs (e-commerçants ou traditionnels) est au cœur de cette révolution avec des activations publicitaires basées sur des données « intentionnistes » (page et produit recherché), mais surtout avec des données « transactionnelles » générant une meilleure efficacité du ciblage publicitaire et un meilleur retour sur investissement (ROI).”
Avec de la data partout, les sujets de responsabilité et d’empreinte environnementale ne sont jamais loin. Cela tombe bien, le secteur avance sur ces thématiques à mesure qu’elles se font une place de plus en plus importante dans l’esprit des citoyens et politiques (dans quel ordre, c’est un autre sujet). L’UDECAM vient d’ailleurs de dévoiler son outil de mesure de l’empreinte environnementale globale des campagnes pluri média (structuré et développé par la société GLIMPACT), alors que 2023 verra le Digital Ad Trust devenir le Sustainability Digital Ad Trust.
Pour Thomas Jamet, l’autre grande mutation du secteur, c’est “la question existentielle de la responsabilité qui est celle de nos métiers” : “En tant qu’industrie, nous nous sommes concentrés trop longtemps sur la performance plutôt que sur la qualité. Nous avons trop souvent créé des expériences numériques médiocres avec des publicités intrusives, et nous avons utilisé la programmatique pour rechercher des audiences de plus en plus grandes sans se soucier du contenu ou de l’environnement médiatique”, concède le président de l’UDECAM pour qui il est “fondamental” de modifier la façon de faire “via des plateformes programmatiques spécifiques, des ‘green scorings’ qui nous amènent à prioriser autant que faire se peut les régies activées, mais aussi par des approches que le marché tout entier se doit d’adopter.”
Cela passe évidemment par agir de manière responsable, mais aussi (et surtout) “de se préoccuper davantage des médias eux-mêmes plutôt que de les considérer comme des touchpoints, car ils sont essentiels pour chacun d’entre nous, au niveau business, mais également en tant que seuls garants finaux d’un environnement safe pour les marques.”
S’allier pour s’adapter
Pour faire face à ces changements, l’une des solutions, c’est l’hybridation, voire plus généralement l’association. Comme celle des équipes au sein des agences, pour répondre le plus intelligemment possible aux évolutions digitales end-to-end, observe Thomas Jamet (UDECAM/Mediabrands) : “Cette hybridation devrait même (dans un monde idéal) aller jusqu’à intégrer toutes les composantes de l’écosystème du marketing digital pour rendre l’ensemble du mix encore plus efficace (…) Il faut aller encore plus loin, sur la mesure notamment, en intégrant directement la viewability, la mesure de l’attention, les post tests.”
Avec des datas plus facilement opérables (notamment via le Data Act), les expertises achats évoluent fortement, et pas uniquement en digital. “Cela implique de comprendre précisément le process de matching, de maîtriser un minimum le cadre du RGPD et de développer des interactions avec de nouveaux partenaires qui ne sont pas leurs contacts régies habituels : retailers, fournisseurs de datas, opérateurs de box, etc.”, avance Emmanuel Crego (Values Media). Les agences qui seront capables “de créer un maximum de porosité entre spécialistes datas, programmatiques et offline auront une proposition de valeur importante.”
Pour s’adapter à ces mutations, le secteur doit nouer des partenariats étroits avec les plateformes sur lesquelles les investissements se centralisent, estime pour sa part Stanislas Albin (Jellyfish). “Des partenariats sur la data, le média et la créa, les évolutions sont nouvelles d’un côté comme de l’autre ses relations sont clés pour apprendre ensemble.
En adaptant nos organisations en passant d’une approche par canal publicitaire (ex : Experts Search vs. Experts Social Media) a une approche par plateforme (ex : Expert Google Ads + Expert TikTok). Cela permet d’accompagner les marques sur l’ensemble des canaux qui coexistent au sein d’une même plateforme pour en tirer les meilleures combinaisons de créa et contenu, média payant et organique.”
Même son de cloche pour Thomas Quelin d’Artefact. “La généralisation des data-clean rooms au sein des plateformes (AMC chez Amazon, AA chez Meta) a fait entrer la mesure de la performance dans une nouvelle ère et nécessite donc d’investir sur la formation continue des équipes techniques et scientifiques et sur des partenariats toujours plus forts avec les plateformes.”
Pour Christophe Le Marchand de CoSpirit : “À l’heure des arbitrages budgétaires et de la recherche d’efficacité, le retail media est devenu un incontournable dans un mix-media tournée vers la performance.” Pour preuve, l’ensemble des grands groupes de communication, et notamment les Big 6 ont tous créés et lancés des pôles dédiés au e-commerce et au retail media (avec le dernier en date, OMD qui lance en juin 23 Transact), mais aussi les agences media indépendantes… à l’instar de Cospirit Groupe avec CoSpirit Commerce.
Retail media, le futur eldorado ?
Avec un e-commerce en pleine explosion, renforcé par la pandémie de 2020, le marché de la publicité en ligne s’engouffre dans cette dynamique économique et transforme en or la data « first party » des distributeurs. Ce nouveau levier de croissance s’impose comme le futur eldorado des retailers.
En 2022, le e-commerce représente 146,9 milliards d’euros, en hausse de 13,8% sur un an, portant le retail media dans une nouvelle dimension, rappelle CoSpirit. Vinted, Leboncoin, Shein, Decathlon et Zalando sont parmi les portails les plus visités en France, même si Amazon truste toujours le trône.
“Dans un contexte de fort ralentissement du marché publicitaire au cours du S2 2022, le retail media a été le grand gagnant de la publicité digitale l’année dernière, avec une croissance de 30%, soit 3 fois plus que celle du marché de l’e-pub selon l’observatoire du SRI – Oliver Wyman en collaboration avec l’UDECAM, poursuit Christophe Le Marchand. D’un segment de niche, le retail media fait désormais office de pilier de la publicité digitale (10,4% de part de marché) avec près de 900 millions € investis en 2022.” Pour le responsable e-commerce de l’agence, nul doute qu’il sera encore le grand gagnant du marché publicitaire digital pour cette année et pour les années à venir (avec des projections à 2 chiffres). Ses dépenses publicitaires devraient passer de 10,3 milliards d’euros en 2022 à près de 25 Mds€ en 2026, selon IAB Europe.
Site le plus visité de France, Amazon est LE nouvel acteur fort du marché de la publicité en ligne. L’e-commerçant bénéficie logiquement du développement du retail media, avec des formats publicitaires ciblés grâce aux données de consommation et activés sur des sites marchands, au plus proche de l’acte d’achat. “En 2020, 25 % de nos revenus étaient générés en dehors du retargeting. Au dernier trimestre, cette proportion était de 37 %, et nous pensons que 75 % de notre chiffre d’affaires sera réalisé par le commerce media d’ici à 2025”, indiquait ainsi Nicolas Rieul, vice-président Europe de l’Ouest de Criteo, dans un précédent dossier.
Une bouffée d’oxygène dans un marché morose ? “Il s’agit clairement d’une opportunité business pour les annonceurs et les agences média se doivent de les accompagner, explique Thomas Jamet (UDECAM). Le retail permet d’adresser les bonnes audiences de manière très concrète et, au bout du compte, cela va dans le sens de la pertinence de la communication.” Toutefois, des questions restent en suspens selon lui : “Les agences ont-elles accès aux données first-party des plateformes e-commerce pour prouver leur efficacité ? Les directions commerciales ont-elles encore le contrôle total sur les budgets retail/trade ou les départements marketing peuvent-ils réellement prendre la main ?”
Pour Emmanuel Crego, de Values media, “le retail media s’inscrit totalement dans cette possibilité de ‘data collaboration’, les retailers disposant de capacités importantes de création de cibles custom grâce à leurs 1st party datas. Ceux qui sauront rendre leurs datas liquides, c’est-à-dire facilement utilisables par les annonceurs, seront les grands gagnants à terme.”
D’autant qu’il représente “une opportunité fantastique pour comprendre le comportement des consommateurs et les adresser au cœur de leur phase de prospection avec une qualité de donnée d’intention d’achat de plus en plus fine”, estime pour sa part Stanislas Albin (Jellyfish). “La valeur de ces solutions est inestimable quand elles sont utilisées avec intelligence, notamment pour les marques possédant des magasins physiques, qui peuvent récupérer une partie de la donnée d’achat s’évadait massivement sur les e-retailers.” Une perspective qui devrait ravir Vincent Chabaud, auteur du livre Eloge du magasin : contre l’amazonisation.